Dans un jugement du 26 février 2020, le Tribunal de commerce de Nanterre a tranché un litige opposant une société de conseil à une plateforme à la suite d’un litige relatif à des contrats de prêt de bitcoins. Ce jugement a notamment clarifié le régime juridique applicable à ces contrats de prêt et mis en lumière l’examen approfondi des liens contractuels par le juge en cas de litige.
Quels sont les faits ?
Le litige soumis au Tribunal de commerce opposait une société de droit anglais spécialisée dans le conseil financier, particulièrement dans le domaine des crypto-monnaies (dont le bitcoin), à une société française éditrice d’une plateforme française d’échange de bitcoins.
Entre 2014 et 2017, ces sociétés avaient noué plusieurs relations contractuelles.
En mai 2014, la société de conseil avait ouvert un compte sur la plateforme d’échange de bitcoins et dont le fonctionnement était régi par les conditions générales d’utilisation de ladite plateforme.
Entre septembre 2014 et juin 2016, trois contrats de prêts avaient été conclus entre les parties. Les sommes prêtées, soit un total de 1 000 bitcoins, portaient intérêts au taux de 5% par an et étaient payables en bitcoins.
En juin 2016, un contrat de prêt sans intérêt d’un montant de 200 000 euros avait également été consenti à la société de conseil pour financer des prestations de tenue de marché, partiellement remboursé au jour du litige.
Enfin, en mai 2017, la société de conseil avait accepté une proposition commerciale émise par la plateforme d’échanges pour des prestations de développement d’un portefeuille de bitcoins sur une plateforme tierce.
Le 1er août 2017, le bitcoin avait fait l’objet d’une scission, ou « hard fork », ayant donné naissance à une nouvelle crypto-monnaie circulant indépendamment du bitcoin, à savoir le Bitcoin Cash. La société de conseil avait reçu 1 000 bitcoins cash au titre des bitcoins détenus sur un compte ouvert sur une plateforme tierce au jour du « hard fork ».
En octobre 2017, la société de conseil avait procédé au remboursement de la totalité des 1000 bitcoins prêtés. Par courriel, la plateforme avait confirmé le remboursement de l’intégralité du principal des prêts et informait la société de conseil qu’il restait à sa charge la somme de 52,356 bitcoins au titre des intérêts arrêtés au 19 octobre 2017.
À la suite de cet échange, les relations entre les deux sociétés s’étaient rapidement dégradées.
En novembre 2017, la société de conseil avait adressé puis réitéré un ordre de transfert à la plateforme d’échanges pour le retrait des 53 bitcoins figurant sur son compte. La plateforme avait refusé de procéder à ce transfert et avait informé la société de conseil par courriel qu’elle était encore débitrice de diverses sommes (intérêts en bitcoins des prêts, solde du prêt consenti en euros, règlement de la facture correspondant à la proposition commerciale acceptée, etc.).
En décembre 2017, la plateforme avait informé la société de conseil de la clôture de son compte. La société de conseil mettait la plateforme en demeure de lui restituer les 53 bitcoins.
La société de conseil avait finalement assigné la plateforme devant le Tribunal de commerce de Nanterre. Elle alléguait, notamment, que la résiliation de son compte était fautive et que la plateforme avait manqué à ses obligations contractuelles en refusant d’exécuter son ordre de transfert.
Le Tribunal a procédé à une analyse approfondie du maillage contractuel liant les deux entités afin de trancher leurs prétentions.
La résiliation du compte fondée
Le Tribunal a d’abord rappelé que le fonctionnement du compte de la société de conseil était régi par les conditions générales d’utilisation de la plateforme. Il a ensuite relevé que les trois prêts correspondant à la somme totale de 1 000 bitcoins avaient été déboursés, remboursés et les intérêts produits payés par le biais du compte de la société de conseil sur la plateforme d’échanges. Il a enfin tiré des écritures de la société de conseil que le contrat de prêt en euros pour des prestations d’animation de marché avait été conclu « dans le cadre d’une relation globale notamment régit par les CGU […] et conçue de manière équilibrée ».
Le Tribunal en a déduit que les parties avaient exprimé leurs volontés de lier les prestations contractualisées en 2016 et 2017 avec le fonctionnement du compte de la société de conseil sur la plateforme d’échanges de bitcoins.
Dès lors, le Tribunal n’a fait que tirer les conséquences des stipulations contractuelles liant les deux parties.
Il a considéré que la plateforme était fondée à résilier le compte de la société de conseil en vertu de la clause de résiliation stipulée par les CGU. Celles-ci prévoyaient la faculté pour la plateforme de résilier un compte, sans motifs, préavis, formalités ni indemnités, en cas de violation des CGU. Or, le Tribunal a retenu qu’en s’abstenant de s’acquitter des sommes dues et réclamées par la plateforme, la société de conseil avait violé ses obligations contractuelles issues des CGU. En effet, celles-ci prévoyaient pour le client l’obligation d’utiliser le service proposé par la plateforme de bonne foi, à des fins légales et dans le respect des CGU.
La société de conseil a, par ailleurs, été condamnée au paiement des intérêts produits par les prêts de bitcoins et au remboursement du solde du prêt consenti en euros par la plateforme.
La restitution du solde de bitcoins ordonnée
Rappelons qu’en novembre 2017, la société de conseil avait adressé puis réitéré un ordre de transfert à la plateforme d’échanges pour le retrait des 53 bitcoins figurant sur son compte. Ce transfert avait été refusé par la plateforme compte tenu des sommes restant dues par la société de conseil.
A la lumière de cette abstention jugée fautive, le Tribunal retient que la plateforme était fondée à refuser d’exécuter l’ordre de transfert des bitcoins de la société de conseil, en application de la clause relative au refus d’exécution des ordres stipulée dans les CGU. En effet, cette clause offrait la faculté à la plateforme de refuser l’exécution d’un ordre de paiement en cas de violation de ses obligations par le client, que cette obligation découle des CGU ou d’autres conventions conclues par le client avec la plateforme.
Toutefois, le Tribunal a relevé que la plateforme déclarait retenir le solde à titre conservatoire, tant que sa créance n’était pas réglée, sans pour autant entendre s’approprier les sommes litigieuses. En conséquence, la plateforme a été condamné à restituer le solde figurant sur le compte de la société de conseil.
La nature des contrats de prêt de bitcoins précisée
Apport important de cette décision, le Tribunal a clarifié la qualification juridique du bitcoin et le régime des contrats de prêts consentis en crypto-monnaie.
En l’espèce, la plateforme d’échanges de bitcoins alléguait que la société de conseil était tenue de lui restituer la somme de 1 000 bitcoins cash reçue sur le compte qu’elle détenait sur une plateforme tierce à la suite de la scission. La plateforme considérait que les contrats de prêt étaient des prêts à usage, entraînant l’obligation de restitution des bitcoin cash en tant que fruits des bitcoins.
Le Tribunal n’a pas suivi le raisonnement juridique de la plateforme et a jugé que les contrats litigieux devaient être qualifiés de contrats de prêt à la consommation. Les juges ont fondé ce raisonnement en procédant à la qualification juridique des bitcoins.
Le Tribunal précise que, tout comme la monnaie légale, les bitcoins sont consomptibles c’est-à-dire consommés lors de leur utilisation, qu’ils soient employés pour payer des biens ou services, pour échange contre des devises ou dans le cadre de prêts. De plus, les bitcoins sont fongibles car issus du même protocole informatique et font l’objet d’un rapport d’équivalence avec les autres bitcoins permettant d’effectuer un paiement au sens de l’article 1347-1 du Code civil (ancien article 1291).
Le bitcoin étant fongible et consomptible, les contrats de prêt de bitcoins sont des prêts de consommation régis par les articles 1892 à 1904 du Code civil.
L’article 1892 du Code civil dispose que « le prêt de consommation est un contrat par lequel l’une des parties livre à l’autre une certaine quantité de choses qui se consomment par l’usage, à la charge pour cette dernière de lui en rendre autant de même espèce et qualité ». De plus, l’article 1893 du code civil dispose que « par l’effet de ce prêt, l’emprunteur devient le propriétaire de la chose prêtée ; et c’est pour lui qu’elle périt, de quelque manière que cette perte arrive ».
Par conséquent, le prêt de bitcoin opère un transfert de propriété au profit de l’emprunteur et, corrélativement, le transfert des risques liés à la possession de la chose. Dès lors que la société de conseil était devenue propriétaire des bitcoins prêtés, elle était légitime à en percevoir les fruits (les bitcoins cash). De plus, les bitcoins étant fongibles, les bitcoins prêtés avant le « hard fork » étaient équivalents aux bitcoins remboursés après le fork. Ainsi, le Tribunal a considéré que la société de conseil s’était bien acquittée de son obligation de rendre les choses prêtées en même quantité et même qualité.
Que faut-il retenir ?
Cette décision appelle à une vigilance accrue au moment de la contractualisation. Elle met également en lumière l’importance des CGU et de l’interdépendance des documents contractuels. La cohérence et la précision des ensembles contractuels constitueront un point d’attention essentiel pour assurer la sécurité juridique des acteurs.
En outre, cette décision rappelle aux professionnels l’importance de mettre en œuvre des clauses spécifiques et adaptées à leur activité économique ou aux spécificités de l’objet du contrat. Ainsi, il convient de relever que le Tribunal a souligné l’absence de clause relative à l’attribution des crypto-monnaies issues de scissions ou « hard fork » dans les documents contractuels alors même que les parties sont des professionnelles averties. De telles stipulations pourraient être amenées à prendre de l’importance pour assurer l’équilibre économique des contrats en crypto-monnaies.