L’application de la règle classique du non-cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle au cas particulier de la violation des contrats de licence de droits de propriété intellectuelle crée un important dilemme : le titulaire des droits devrait-il agir sur le fondement délictuel (action en contrefaçon), ou engager la responsabilité contractuelle du licencié ?
Dans un arrêt du 5 octobre 2022, la première chambre civile de la Cour de cassation vient apporter une réponse à cette question en se prononçant en faveur du régime délictuel de la contrefaçon (Cass. civ.1ère, 5 octobre 2022, n° 21-15.386). Elle casse ainsi une décision controversée de la Cour d’appel de Paris, motivant sa décision par les recommandations de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
En quoi le litige consiste t-il ?
En l’espèce, une société a développé un logiciel d’authentification qu’elle diffuse sous licence libre. Selon cette dernière, une société utilisatrice dudit logiciel aurait violé les termes de cette licence lors de son utilisation du logiciel dans le cadre du développement d’un portail en ligne pour l’administration française.
Considérant cette violation du contrat de licence comme une atteinte à ses droits de propriété intellectuelle, la société avait assigné la société utilisatrice du logiciel sous licence libre sur le fondement de la contrefaçon.
Le tribunal judiciaire de Paris a déclaré que la société titulaire des droits de propriété intellectuelle était irrecevable à agir sur le fondement délictuel de la contrefaçon en application du principe de non-cumul des responsabilités.
La société titulaire des droits de propriété intellectuelle a alors interjeté appel devant la cour d’appel de Paris afin de demander l’infirmation du jugement de première instance, en considérant qu’elle était bien recevable à agir sur le fondement délictuel nonobstant l’existence d’un contrat de licence.
Les juges du second degré ont confirmé le jugement de première instance (CA Paris, pôle 5 – ch. 2, 19 mars 2021, n°19/17493 ; notre commentaire).
Ils ont ainsi retenu que :
« Lorsque le fait générateur d’une atteinte à un droit de propriété intellectuelle résulte d’un acte de contrefaçon, alors l’action doit être engagée sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle prévue à l’article 335-3 du code de la propriété intellectuelle.
En revanche lorsque le fait générateur d’une atteinte à un droit de propriété intellectuelle résulte d’un manquement contractuel, le titulaire du droit ayant consenti par contrat à son utilisation sous certaines réserves, alors seule une action en responsabilité contractuelle est recevable par application du principe de non-cumul des responsabilités. »
La Cour d’appel de Paris se prononçait donc en faveur d’une application aux violations de licences de logiciels du régime de la responsabilité contractuelle.
La société titulaire des droits de propriété intellectuelle a donc formé un pourvoi en cassation.
Que préconise la jurisprudence existante ?
La question du non-cumul des responsabilités a déjà été soumise aux juridictions. En 2009, la Cour de cassation considérait en matière de marques que le non-respect d’un accord de coexistence constituait non pas une inexécution contractuelle, mais bien un acte de contrefaçon (Cass. com., 31 mars 2009, n°07-17.665). Cette position était réitérée dans un arrêt du 10 février 2015 (Cass. com., 10 février 2015, n°13-24.979).
Concernant le cas particulier de la violation d’une licence de logiciel, la Cour d’appel de Paris avait soumis à la CJUE cette même question du régime de responsabilité applicable :
« Le fait pour un licencié de logiciel de ne pas respecter les termes d’un contrat de licence de logiciel […] constitue-t-il
– une contrefaçon (au sens de la directive 2004/48 du 29 avril 2004) subie par le titulaire du droit d’auteur du logiciel réservé par l’article 4 de la directive 2009/24/CE du 23 avril 2009 concernant la protection juridique des programmes d’ordinateur,
-ou bien peut-il obéir à un régime juridique distinct, comme le régime de la responsabilité contractuelle de droit commun ?» (CA Paris, Pôle 5, Chambre 1, 16 octobre 2018).
Dans son arrêt du 18 décembre 2019, la CJUE ne tranche pas la question du régime applicable en droit français, mais établit un critère visant à guider les juridictions nationales :
« (…) la violation d’une clause d’un contrat de licence d’un programme d’ordinateur, portant sur des droits de propriété intellectuelle du titulaire des droits d’auteur de ce programme, relève de la notion d’« atteinte aux droits de propriété intellectuelle », au sens de la directive 2004/48 et que, par conséquent, ledit titulaire doit pouvoir bénéficier des garanties prévues par cette dernière directive, indépendamment du régime de responsabilité applicable selon le droit national.» (CJUE, 18 décembre 2019, Aff. C‑666/18).
En établissant un tel critère, le juge européen s’assurait que toute victime d’une violation de ses droits de propriété intellectuelle puisse disposer des outils et garanties prévus par la directive 2004/48 relative au respect des droits de propriété intellectuelle.
Le choix de la contrefaçon de la Cour de cassation
Dans son arrêt du 5 octobre 2022, la première chambre civile casse l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris en mars 2021.
La Cour de cassation motive cette décision en s’appuyant sur le critère établi par la CJUE, relatif au nécessaire accès du titulaire des droits aux garanties établies par la directive 2004/48/CE.
Elle constate que « en cas d’inexécution de ses obligations nées du contrat, le débiteur peut être condamné à des dommages-intérêts, ceux-ci ne peuvent, en principe, excéder ce qui était prévisible ou ce que les parties ont prévu conventionnellement. Par ailleurs, il résulte de l’article 145 du code de procédure civile que les mesures d’instruction légalement admissibles ne permettent pas la saisie réelle des marchandises arguées de contrefaçon ni celle des matériels et instruments utilisés pour les produire ou les distribuer. »
La Cour conclut logiquement son raisonnement en jugeant que, « Dans le cas d’une d’atteinte portée à ses droits d’auteur, le titulaire, ne bénéficiant pas des garanties prévues aux articles 7 et 13 de la directive 2004/48 s’il agit sur le fondement de la responsabilité contractuelle, est recevable à agir en contrefaçon. ».
Par cet arrêt, en se positionnant en faveur de l’action en contrefaçon, les juges du Quai de l’Horloge remédie à la fragilisation du régime de protection des droits de propriété intellectuelle qu’avait initiée la précédente décision de la Cour d’appel de Paris, tout en se conformant à la décision de la CJUE.