Le 22 juillet 2022, le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (CSPLA), organe dépendant du ministère de la Culture, a publié le rapport de la mission commandée afin de réaliser un état des lieux des divers enjeux juridiques posés par les Non-Fungible Tokens (jetons non fongibles, ou NFT).
Ce nouvel objet de spéculation, fruit de technologies comme la blockchain ou les cryptomonnaies, a connu une croissance fulgurante ; selon une étude de l’entreprise américaine Chainalysis, le volume de transactions via la seule blockchain Ethereum est passé de 106 millions de dollars en 2020 à 44 milliards en 2021.
Cette croissance s’est accompagnée de nombreuses controverses, allant du fort caractère spéculatif du phénomène à l’impact écologique des technologies qu’il utilise. Le monde de l’art a été l’un des plus impactés par cette frénésie du NFT, où il est devenu pour beaucoup le moyen privilégié d’achat d’œuvres numériques.
Le rapport du CSPLA s’intéresse par conséquent à la question de l’application du droit de la propriété intellectuelle à ce nouveau marché.
Une proposition de qualification juridique du NFT
D’un point de vue pratique, les rapporteurs choisissent rapidement de considérer le NFT comme « un jeton cryptographique émis dans la blockchain, associé à un « smart contract ». », quelques lignes de code contenant principalement « un lien vers le fichier sous-jacent (image, vidéo, musique, fichier de toute nature…) ». La réflexion sur les droits de propriété intellectuelle pourra notamment porter sur ce fichier.
La question de la qualification juridique du NFT est quant à elle bien moins aisée, au point que ce dernier a pu être qualifié par certains auteurs, comme le rappelle le rapport, d’ » objet juridique non identifié ».
Après avoir écarté les qualifications d’œuvre de l’esprit, de support d’une telle œuvre ou de certificat d’authenticité, la mission envisage plusieurs pistes de qualification juridique du NFT.
L’usage d’un smart contract amène ainsi le rapport à considérer l’hypothèse du NFT comme convention au sens de l’article 1101 du code civil. La mission reconnaît ainsi que les conditions d’exécution dudit smart contract peuvent s’apparenter à l’expression d’une volonté contractuelle, et notamment d’un contrat d’adhésion.
Toutefois, elle rappelle que ces courts programmes n’ont pas vocation à avoir valeur légale, et émet des réserves sur la validité d’un tel contrat. En effet, le pseudonymat de la blockchain rend l’identification des parties difficile, et les connaissances requises pour la compréhension du langage informatique du smart contract posent la question de la capacité des parties à comprendre la teneur de leur engagement.
Enfin, le rapport propose d’envisager le NFT comme un bien meuble incorporel, correspondant à « un titre de propriété sur le jeton inscrit dans la blockchain, auquel peuvent être associés d’autres droits sur le fichier numérique vers lequel il pointe, dont l’objet, la nature, et l’étendue varient en fonction de la volonté de son émetteur exprimée par les choix techniques et éventuellement juridiques associés au smart contract. ». Le rapport note d’ailleurs que cette vision correspond à l’ambition de cet outil, parfois décrit comme « l’avenir de la propriété ».
NFT et droit d’auteur : comment lutter contre la contrefaçon ?
- Comment aborder la création d’un NFT portant sur une œuvre de l’esprit ?
Le rapport applique strictement les dispositions du code de la propriété intellectuelle au processus de création et de vente d’un NFT : si le jeton en lui-même ne saurait contrevenir à un quelconque droit d’auteur, la production de ce jeton sur une œuvre préexistante nécessite la reproduction de cette dernière sous la forme d’un fichier numérique.
Or, si cette reproduction peut en elle-même tenir de la simple copie privée (Code de la propriété intellectuelle, article L122-5), l’émission du jeton, qui révèle une volonté de communiquer au public la reproduction de l’œuvre afin de la vendre, ne peut que supposer « l’accord indispensable de l’auteur ou de ses ayants-droits, au titre de leur droit de reproduction, de leur droit de représentation, et du droit moral dont ils sont les titulaires ».
- Quels sont les risques de contrefaçon ?
En application de ce qui précède, la création « sauvage » d’un NFT sur une œuvre sans en détenir les droits précédemment mentionnés constitue à n’en pas douter selon le CSPLA un acte de contrefaçon.
Autre hypothèse, l’auteur souhaitant générer des NFT sur ses œuvres pourra se voir opposer la cession préalable de ses droits, la frappe de NFT n’ayant bien sûr pas été encadrée dans des contrats de cession pouvant être anciens. A titre d’illustration, le réalisateur Quentin Tarantino fait ainsi l’objet d’une plainte de la part du producteur Miramax, après avoir tenté de vendre des NFT renvoyant vers le manuscrit original du film Pulp Fiction.
Enfin, le rapport alerte sur le risque de création d’un important contentieux que constitue l’achat de NFT d’œuvres d’art sur le marché secondaire. En effet, dans l’extrême majorité des cas, et « à moins que les conditions générales de vente de la plateforme d’achat ou les conditions particulières du Smart Contract ne le prévoient » aucune cession de droit patrimoniaux sur la reproduction numérique objet du jeton n’est contractualisée, cantonnant l’exploitation légale du fichier au strict cadre privé.
- Comment sanctionner ces actes de contrefaçon ?
Dans un premier temps, le rapport constate les difficultés que pourraient rencontrer une réponse juridictionnelle classique. En effet, en l’absence de territorialisation des NFT, la détermination des tribunaux compétents, du droit applicable, et de la localisation de l’acte de contrefaçon peuvent être problématiques. De même, le pseudonymat de la blockchain peut rendre l’identification des parties difficile.
Dans un second temps, la mission pose la question de la capacité du juge à faire cesser l’acte de contrefaçon, alors que le NFT est inscrit dans une blockchain dont l’intérêt repose sur son caractère immuable. Le rapport suggère ici la piste d’une neutralisation du NFT en l’envoyant à une adresse inutilisable qui le rendrait inaccessible, ou d’activer, dans les cas où elle a été prévue, une fonction du smart contract afin de rendre impossible son transfert à une autre adresse publique.
Vers un régime de responsabilité des plateformes de commercialisation de NFT ?
Le rapport va finalement plus loin en pointant le rôle des plateformes d’échange de NFT, qui se revendiquent comme des places d’intermédiation entre vendeurs et acquéreurs. Il rappelle que ces plateformes sont « les seuls sites où sont exposés ensemble et de manière aisément accessible, lorsque leur contenu s’y prête, les fichiers numériques associés aux JNF mis en vente ». Les rapporteurs proposent dès lors de les rapprocher des plateformes de partage de contenu plus traditionnelles soumises à la directive 2019/790/UE sur le droit d’auteur, qui prévoit la mise en cause de leur responsabilité lorsqu’elles communiquent au public des contenus contrefaisants.
La mission rappelle qu’il est établi par la jurisprudence européenne qu’une plateforme de partage de vidéos ou de fichiers effectue un tel acte de communication au public lorsqu’elle « contribue, au-delà de la simple mise à disposition de la plateforme, à donner au public accès à de tels contenus en violation du droit d’auteur. » (CJUE, 22 juin 2021, C-682/18 et C-683/18). Dès lors, il apparaît à la mission que les plateformes d’échange de NFT ayant concrètement connaissance de la mise à disposition de contenus protégés et ne procédant pas immédiatement à son retrait pourraient entrer dans le champ d’application de l’article 17 de la directive dite « droit d’auteur » et voir leur responsabilité engagée.
Les avantages d’une telle solution sont nombreux : autorégulation des plateformes, application d’un régime existant plutôt que d’attendre une incertaine législation dédiée. Le rapport admet cependant la potentielle fragilité de ce raisonnement, la qualification des plateformes en tant que fournisseurs de services de partage de contenus en ligne n’étant pas évidente. En effet, il n’est notamment pas certain qu’elles répondent au critère du 6) de l’article 2 de la directive dite « droit d’auteur » définissant cet acteur. A titre d’exemple, est-il possible de considérer que l’objectif principal des plateformes de vente et d’achat de NFT est de stocker et de donner au public l’accès à une quantité importante d’œuvres protégées par le droit d’auteur ?
En recommandant ainsi de manière pressante une responsabilisation des plateformes de commercialisation de NFT, le rapport s’inscrit, comme en témoigne le parallèle réalisé par ses auteurs avec la directive sur le droit d’auteur, dans le mouvement global d’une hausse des obligations pesant sur les plateformes.
A titre d’exemple, et comme nous l’indiquions dans un article dédié, le futur règlement européen « Digital Services Act » prévoit ainsi notamment la nécessité pour ces dernières de se doter de mécanismes permettant aux utilisateurs de signaler les contenus illicites (article 14), ou de gestion des plaintes suite à la modération d’un contenu (article 17).
Le rapport du CSPLA ne manquera pas d’alimenter l’actuel débat entourant cette délégation généralisée de l’application des lois à des acteurs privés, et les éventuelles conséquences qu’elle pourrait avoir sur la liberté d’expression et la créativité artistique.